La couleur des sentiments, roman de femmes extraordinaires

Alors que tout le monde se précipite dans les salles obscures pour découvrir le nouveau film de Tate Taylor, La couleur des sentiments (The Help en version originale), moi, je me bouche les oreilles et je plonge dans le roman qui l’a inspiré.

Comme je l’avais fait pour Un jour, de David Nicholls, je retrouve mon habitude chérie de faire le chemin en sens inverse, préférant ignorer, pour quelques temps encore, les visages que le cinéaste a voulu donner aux personnages de cette brique de plus de cinq cents pages.

Pourtant, c’est le genre de brique qu’on avale à toute vitesse : d’une écriture facile et enlevée, le roman nous emmène sans qu’on ait le temps de sourciller dans le tourbillon de l’histoire, avec un petit et un grand H, de ses protagonistes.

Dans le Mississipi des années 1960, une jeune journaliste blanche se lance dans le projet ambitieux et risqué de donner une voix aux servantes noires de ses amies, pour écrire un livre qui ajoutera sa petite pierre au mouvement des droits civiques américains. Sur fond de ségrégation raciale, de non-respect des femmes (noires ou blanches) et de souffrance quotidienne des employées de maison qui jouent souvent les rôles de mères, sœurs, cuisinières, infirmières et anges gardiens pour des Blancs qui ne le leur rendent pas, le roman de Kathryn Stockett donne un aperçu d’un passé peu glorieux qui n’est pas si lointain.

Des cadillacs blanches au son des premières chansons de Bob Dylan, d’un exemplaire de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, aux mentions de Rosa Parks ou du révérend Green, tous les éléments sont présents pour tenter de nous faire sentir l’atmosphère de ces années 1960 naissantes qui verront des bouleversements toujours aussi marquants aujourd’hui. L’auteur évoque bien l’inquiétude des servantes de ne pas pouvoir nouer les fins de mois, leur acceptation digne des nombreuses humiliations infligées par leurs patronnes, parce qu’elles savent qu’il est inutile de se faire « mal voir »… Elle-même originaire de Jackson, dans le Mississipi, où l’intrigue du roman est située, Kathryn Stockett introduit aussi la cruauté indicible des Blancs envers les Noirs, notamment lorsqu’un des personnages perd la vue après s’être fait lyncher pour avoir utilisé des toilettes réservées aux Blancs.

La tristesse est souvent palpable dans ce roman, et les personnages centraux d’Aibileen et de Minny, les deux meilleures amies qui livreront leurs histoires personnelles à Skeeter Phelan, la jeune journaliste, reçoivent les honneurs des meilleures descriptions et de caractéristiques mémorables. Ce sont elles, encore, qui ont la force d’apporter sur les situations douces-amères du roman, leur regard humoristique ou tendre.

Aibileen et Minny ne sont que deux des points forts de ce récit, qui fourmille de personnages de femmes passionnantes. Skeeter est, quant à elle, un bel exemple de jeune femme étouffant dans le carcan d’une société trop figée, elle qui ne veut pas nécessairement se trouver un mari et passer le restant de ses jours à lire la gazette locale sur son canapé pendant que sa bonne s’occupera de ses enfants… Même Hilly, la peste de l’histoire qui voudrait forcer tous les domestiques à utiliser des toilettes séparées, a les traits tellement outrés qu’elle en devient une ‘chère’ ennemie qu’on adore détester. Toutes ces silhouettes de femmes se mêlent pour créer un roman ‘choral’, une capsule temporelle de Jackson, Mississipi en 1962, dont les hommes sont les grands absents. L’auteur n’a, semble-t-il, pas eu le temps ici de s’attarder sur eux, autrement que pour les décrire en maris alcooliques, coléreux ou désengagés.

Outre cette absence de point de vue plus neutre sur les hommes, le roman manque parfois aussi de nuance ou de justesse. Pourquoi, par exemple, lit-on les dialogues des servantes noires en dialecte ‘noir’ de l’époque, sans que les personnages blancs du roman ne prononcent jamais un seul terme typique du parler du Sud des États-Unis ? Suis-je la seule à avoir trouvé que cette technique ne servait, au final, qu’à rabaisser ou sous-estimer l’intelligence des protagonistes noirs ?

Malgré ces quelques défauts, ce best-seller traduit en 35 langues parvient à toucher ses lecteurs au cœur, à différents niveaux : les jeunes lectrices se reconnaîtront en Skeeter qui cherche sa voie, mais pourront aussi comprendre la peine d’Aibileen lorsqu’elle réalise que les enfants blancs qu’elle élève avec tant de tendresse, un jour ou l’autre, finiront par devenir comme leurs parents… De la matière à réflexion pour les lecteurs qui sont eux-mêmes parents, ou bien pour ceux qui ont connu ces temps troublés de notre histoire, ou, plus globalement, pour chacun d’entre nous qui vivons, tous les jours, dans une société qui tâche de réparer ses erreurs passées.

 

A. Louette – Rédactrice TRIBUNES ROMANDES

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